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La tragédie acadienne (1755-1763)

Occupant une place fondamentale dans l’historiographie et dans la mémoire acadienne, le Grand Dérangement prend place entre 1755 et 1763. Les Britanniques se montrant de plus en plus impatients par rapport à la question de la neutralité acadienne, choisissent de régler le problème en déplaçant la population dès l’automne 1755.

Le coup d’envoi de la tragédie est porté lors de la prise du fort français de Beauséjour par les forces britanniques, le 16 juin 1755. En effet, depuis un an déjà, la guerre avait repris entre les colonies française et anglaise. Craignant entre autres de voir la population acadienne soutenir les forces rivales, le lieutenant gouverneur de la Nouvelle-Écosse, Charles Lawrence, décide alors de régler son sort pour de bon. Voyant que les Acadiens se refusent toujours à prêter le serment d’allégeance inconditionnelle à la couronne d’Angleterre, Lawrence approuve le déploiement des troupes britanniques pour prendre ce qui reste des forces françaises dans la région, en commençant par le fort Beauséjour.

Pour ce faire, les Britanniques déploient une flotte de 36 navires à l’embouchure de la rivière Missaguash (près du fort français), le 2 juin, dans laquelle prennent place 2 350 soldats et miliciens. Craignant également les Acadiens, le gouverneur du Massachusetts, William Shirley, décide de collaborer à cette expédition en dépêchant à Lawrence une cohorte de 2 000 hommes. Se croyant incapable de résister à l’attaque anglaise, le commandant du fort, Louis Du Pont Duchambon de Vergor, décide de faire brûler le village de Beauséjour, les habitants se réfugiant au fort. La fortification toujours inachevée offre toutefois peu d’opposition et, douze jours plus tard, Vergor demande l’arrêt des combats, ce que s’empresse d’approuver le colonel Monckton.

Deux semaines plus tard, c’est autour des Acadiens du bassin des Mines de se faire confisquer armes et bateaux par le capitaine Murray, en poste au fort Edward. Celui-ci en profite une dernière fois, sur les ordres de Lawrence, pour exiger des députés acadiens des Mines et d’Annapolis Royal qu’ils prêtent le serment d’allégeance inconditionnelle à la couronne britannique. Ceux-ci refusent à nouveau signer quoi que ce soit sans consultation générale.

C’est dans les jours qui suivent que le conseil anglais décide à l'unanimité de déporter les Acadiens dans les différentes colonies américaines. Lawrence a en tête d’expulser les Acadiens pour britanniser le territoire, en les remplaçant éventuellement par des colons anglo-protestants. Suivant les ordres émis fin juillet, les forcessont distribuées de la manière suivante: le colonel Robert Monckton s’occupe de l’expulsion des Acadiens de l’isthme de Chignectou, le capitaine Alexander Murray de ceux de Pigiguit, le major John Handfield a la charge des Acadiens d’Annapolis, où il est déjà en poste, et le colonel John Winslow est affecté au district des Mines.

Comme instructions générales, Lawrence exige de ses troupes qu’elles capturent les hommes et qu’elles les détiennent en attendant les bateaux pour les déporter. Bon nombre d’Acadiens sont donc faits prisonniers. Dans un effort pour renverser la situation, certains d’entre eux forment des groupes de résistance, tel que celui dirigé par le chevalier de Boishébert à l’embouchure du fleuve Saint-Jean et un autre que commande Joseph Broussard dit Beausoleil, à proximité de Beauséjour. Ce ne sera cependant pas suffisant pour éviter le drame. Si certains Acadiens fuient lorsque les militaires fouillent les établissements, ils ont peu d’espoir de se dissimuler très longtemps ou de récupérer leurs biens, puisque les Anglais brûlent tout sur leur passage.

Dans la région de Chignectou, les déportations débutent le 10 septembre 1755, alors que Monckton donne l’ordre d’embarquer les premiers habitants acadiens. Le 13 octobre, la flotte de 10 navires, qui contient plus de 1 000 individus, amorce son périple vers la Caroline du Sud, la Pennsylvanie et la Géorgie.

La mission d’expulser les Acadiens des Mines est confiée au colonel John Winslow et au capitaine Alexander Murray, qui se répartissent la tâche et convoquent, dès le 5 septembre, tous les hommes de Grand-Pré: 418 sont faits prisonniers dans l'église de l’endroit et 183, au fort Edward. Inquiet du fait que les prisonniers sont plus nombreux que les soldats, Murray fait monter 230 jeunes hommes à bord des cinq bateaux déjà disponibles. Puis, à l’arrivée de nouveaux transports le 8 octobre, l’embarquement se poursuit: plus de 1 500 Acadiens sont entassés sur des bateaux et déportés au Maryland, en Pennsylvanie et en Virginie dès le 1er novembre. Les 600 individus qui demeurent à Grand-Pré sont expulsés le 13 décembre et le village est détruit.

À Annapolis Royal, la confusion règne. Le major Handfield, qui a choisi d’attendre l’arrivée des transports avant de procéder au regroupement des hommes, a ainsi permis à bon nombre d’Acadiens d’aller se réfugier ailleurs. Pour réussir à les rattraper, Handfield fait donc brûler les villages acadiens des deux côtés de la rivière, tactique qui lui permet de capturer environ 600 personnes. Le mois de décembre 1755 voit plus de 1 600 Acadiens être déportés en Caroline du Nord, au Connecticut, au Massachusetts et à New York.

Même si la déportation donne lieu à plusieurs décès, ce n’est pas tant l’opération militaire que les conditions de vie sur les bateaux qui en sont à l’origine. C’est la malnutrition, l'entassement et la maladie qui occasionnent la majeure partie des pertes. Quoi qu’il en soit, le nombre exact de déportés est difficile à évaluer. Par contre, il est possible d’affirmer en toute confiance que les stratégies mises en place par Lawrence s’avèrent très efficaces puisque plus de 10 000 Acadiens sur 13 000 sont expulsés en moins de huit ans. Pour la plupart déportés dans les colonies de la Nouvelle-Angleterre, retenus prisonniers en Angleterre ou encore renvoyés en France, les Acadiens subissent parfois même une seconde expulsion. Certaines autorités ont en effet purement et simplement refusé de les accueillir, comme ce fut le cas pour la Virginie, d’où les Acadiens ont été renvoyés, en 1756, pour l’Angleterre.

C’est que cet afflux d’exilés est loin d’enchanter les gouverneurs des colonies, qui ne sont informés que sur le fait de l’arrivée des déportés par une lettre confiée aux capitaines des navires. Le débarquement imprévu d’une masse de catholiques-français sans ressources dans des colonies protestantes et anti-catholiques n’a certainement pas dû réjouir les dirigeants. Les conséquences de cette situation sont d’ailleurs dramatiques puisque sans biens ni recours, le sort des Acadiens est laissé entre les mains des colonies ou de l’État qui les accueillent, ceux-ci laissant souvent le soin à des organismes caritatifs de gérer le cas des déportés. Dans plusieurs cas, des familles sont séparées pour assurer leur survie.

Une deuxième vague de déportations prend place après la prise de Louisbourg. La reddition de cette forteresse, un des fleurons de la fortification française en Amérique, marque en effet la fin des efforts de colonisation de la France en sol nord-américain. Commandée par l’amiral Edward Boscawen, l’expédition anglaise contre la forteresse se termine le 16 juillet 1758, alors que les Français rendent les armes. La majorité des Acadiens qui s’étaient réfugiés à Louisbourg sont pourchassés et déportés en France. De novembre 1758 à mars 1759, dix navires anglais débarquent 2500 Acadiens à Saint-Servan et d’autres arrivent un peu plus tard à Morlaix, Boulogne, Cherbourg, La Rochelle et Bordeaux en France. Ceux de l’île Saint-Jean sont aussi victimesdes politiques anglaises : plus de 3 500 Acadiens sont transportés vers l’Angleterre et la France.

Pendant que la tragédie se poursuit en Acadie, la Nouvelle-France vit des moments tout aussi sombres. La capitulation de Québec, le 18 septembre 1759 et celle de Montréal, le 18 septembre de l’année suivante, marquent la fin du rêve français en Amérique du Nord. Lorsque le traité de Paris est signé, le 10 février 1763, mettant fin à la guerre de Sept Ans, la France remet le Canada à la Grande-Bretagne, conservant en souvenir de son empire, les seules îles de Saint-Pierre et Miquelon, au large de Terre-Neuve.

Dispersés, démunis et souvent localisés en territoire hostile, les Acadiens sont laissés à eux-même et survivent misérablement. Les enfants sont parfois séparés de leur parents et placés dans des familles où ils sont nourris. Bon nombre d’Acadiens vont périr, en proie au froid, à la faim ou à la maladie. Ceux qui surmontent cette épreuve pourront songer, après 1763, à revoir l’Acadie et même, avec de la chance, à retrouver leurs proches. Les Britanniques leur accordent en effet le droit de revenir en territoire néo-écossais, moyennant qu’ils prêtent le serment d’allégeance inconditionnelle à leurs nouveaux dirigeants et qu’ils se séparent en petits groupes pour aller s’installer sur de nouvelles terres, celles qu’ils possédaient avant la Déportation étant maintenant occupées par des colons choisis par les dirigeants britanniques.

Le poème Évangéline de Longfellow, publié près d’un siècle après ces événements, témoigne de cette douleur des séparations encourues lors du Grand Dérangement, et d’un espoir manifeste de retrouvailles. Le retour des Acadiens ne se fera cependant pas sans vagues ni remous…