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U

   U. Le timbre particulier de la voyelle u, celui que nous entendons en Acadie et qui s'entend au théâtre de Molière, ne vient pas de Rome: le u latin a le son de ou. Il ne vient pas, non plus, de l'upsylon grec, quoiqu'il s'en rapproche: la langue des Grecs n'a guère influé sur celle des Francs. L'influence de la Grèce s'est fait sentir plutôt dans notre littérature et sur les termes scientifiques que sur le son même des vocables. C'est au celtique qu'il faut remonter pour trouver l'origine du son de notre voyelle u.
   Le timbre de notre u français ne se rencontre en Europe que dans les provinces habitées autrefois par les Celtes, les Gaules, (la Belgique, la Suisse romane, le nord-ouest de l'Italie, l'ancienne Gaule cisalpine). On l'entend aussi, mais obscurément, en Écosse et en Allemagne où il est noté par un tréma: ü.
   Ce n'est que vers le Xe siècle qu'il a prévalu dans toute la France. Jusque-là, l[e] ou latin, conservé dans un si grand nombre de vocables français, lui a disputé la suprématie.
   Dans la notation alphabétique, l[e] u consonne (ou le v) n'eut pas de figure distincte de celle du u voyelle, ce qui rend parfois la compréhension des textes de cette époque assez difficile. C'est Ramus qui, le premier en France, les différencia l'un de l'autre.

   UCES. Sourcils. Uces, ou quelque chose d'approchant, s'est dit pour yeux dans l'ancienne langue: «Les doux (deux) purnelles de ses ouiz / Ne gardont pas plus chèrement». (BENOIS, Chronique rimée); «Si com c'est voirs que nos ice créons». (Chanson de geste).
   Dans Tristan, l'on trouve des euz, les eus, au pluriel, pour les yeux. Dans
la Chanson de Roland, c'est uelz.
   Ce fut, pour les premiers Français, une opération assez difficile de faire avec oculus un mot acceptable à la nouvelle langue qu'ils élaboraient, de draper ce vocable latin rébarbatif de façon à lui donner l'air du terroir. De nos jours, un journaliste parisien ne s'arrêterait pas à ces considérations esthétiques. Il écrirait ocle ou ocule, comme il écrit skatinc-ring [skating-rink]. Les choses ne se passaient pas ainsi à l'origine de notre langue. Les mots forains n'entraient pas, comme aujourd'hui, par les yeux; le peuple ne sachant pas écrire et l'imprimerie n'existant pas, ils entraient par les oreilles après avoir été entendus au lieu de lus.
   On se guidait sur les sons et non pas sur les lettres d'un alphabet incapable, le plus souvent, de reproduire les voix entendues. Ocle eut fait horreur aux artisans de notre belle langue, et ocule eut paru monstrueux.
   De oculus ils en firent d'abord oeil, qu'ils préfixèrent d'un n euphonique, neuil ou neil. Les Acadiens ont conservé ce neuil dans le terme enfantin de queneuil. Nous appelons queneuils les yeux d'un petit enfant, de même qu'on dit en France quenottes pour premières dents.
   C'est le pluriel qui a donné au mot sa forme définitive, yeux. Mais uces vient-il réellement de oculus, comme d'aucuns l'ont prétendu? Il existe de sérieuses raisons d'en douter.
   D'abord, malgré les ressemblances de graphie, uce ou usse s'entendait dans la vieille langue comme nous l'entendons ici pour sourcils et non pour yeux.
   Il conserve ce sens dans plusieurs départements du centre de la France, notamment en Berri où les chapes des




Source : POIRIER, Pascal. Le Glossaire acadien, édition critique établie par Pierre M. Gérin, Moncton, Éditions d'Acadie; Moncton, Centre d'études acadiennes, 1993, 500 p.