Il faut noter l'originalité de la démarche de P. Poirier qui a su allier à la recherche scientifique la création littéraire tant dans la langue standard que dans la langue régionale. Dans la première, il a écrit des textes de jeunesse inédits (dans un cahier comprenant des poèmes, des textes divers et une pièce, «Grégoire ou l'incommodité de la grandeur», 1867-1870), un poème sous pseudonyme, inédit, intitulé «Le miracle acadien» (sans date), une pièce de théâtre inédite mais jouée, «Les Acadiens à Philadelphie» (tragédie en cinq actes écrite en alexandrins, 1875), un poème, «Sur la fausse grandeur du siècle (au Docteur J. C. Taché)», publié dans
le Foyer domestique (1877), un autre poème publié dans un
Album-souvenir, «L'étoile» (1894), et un recueil de lettres intitulé «Mémoires» (1927), édité en 1971. Dans la seconde, il a écrit une pièce inédite, qui n'a pas été jouée, «Accordailles de Gabriel et d'Évangéline, Saynète champêtre» (sans date
7), et un dialogue fictif, «Pierrichon et Marichette» (1885), intégré à
Causerie memramcookienne, publié à l'origine dans
le Moniteur acadien. Ces deux derniers textes de création reproduisent maintes caractéristiques du parler régional et correspondent dans une très grande mesure à celui que décrit l'auteur dans
le Parler franco-acadien et ses origines et dans le
Glossaire acadien. Ils offrent la caractéristique d'être respectivement la première pièce de théâtre et le premier imprimé écrits en franco-acadien.
Homme d'action, P. Poirier se montra donc aussi homme de pensée. Artisan de la Renaissance acadienne, il joua un rôle politique de premier plan. En outre, tout au long de sa carrière, il effectua des recherches scientifiques, plus particulièrement en linguistique et en histoire, sur lesquelles prirent appui ses textes de création. Afin de voir si l'auteur était bien équipé pour les travaux qu'il entreprenait, il y a lieu d'examiner la situation de la linguistique à son époque.
II. Les sciences du langage à l'époque de P. Poirier
On peut dire que l'étude du langage est un des plus anciens domaines de la connaissance comme l'attestent maints travaux de Platon, d'Aristote, de Priscien et de beaucoup d'autres. Cependant, l'étude scientifique du langage, qui se nomme plus proprement linguistique, est assez récente. À ce sujet, la déclaration de D. R. Whitney est catégorique: «La linguistique est tout entière l'oeuvre du XIX
e siècle».
Entre 1786 et 1816, la découverte du sanskrit donne à la linguistique un essor remarquable: la parenté aveuglante du latin, du grec, du sanskrit, des langues germaniques, slaves et celtiques permet de détruire la fausse croyance selon laquelle l'hébreu était la langue mère. En même temps que s'impose avec éclat le comparatisme dans les sciences naturelles (on peut penser aux travaux de Cuvier), la linguistique se donne comme objet d'étude la «vie» de «l'organisme» spécifique qu'est une langue. C'est ainsi qu'en 1816, un érudit allemand, Franz Bopp, écrit un ouvrage sur le système des conjugaisons indo-européennes, qui a eu un très grand retentissement, car il fonde la grammaire