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De Villehardouin à Joinville, le chemin parcouru, un siècle, n'est guère appréciable. La langue, faute de grammairien, n'est pas encore fixée. Qu'on en juge par ce tableau, d'ailleurs fort gracieux, de saint Louis rendant la justice à son peuple:
" Maintes fois avint que en esté il aloit seoir au bois de Vinciennes, après sa messe, et se acostoioit1, à un chesne et nous faisoit seoir autour li; et tous ceulx qui avoient à faire venoient parler à li ; sans destourbier (intermédiaire) de huissier ne d'autre. Et lors il leur demandoit de sa bouche : A ye ci nullui qui ait partie (y a-t-il ici quelqu'un qui ait procès) Et cil se levoient qui partie avoient ; et lors il disoit : Taisiez-vous tous, et en vous délivrera l'un après l'autre. "
Débarrassée, pour la seconde fois, des Anglais, grâce à Dieu et à Jeanne d'Arc, La France est redevenue puissante. A une grande nation il faut une forte littérature. Parmi les auteurs que nous offre le commencement du XVe siècle, citons d'abord Froissard (1337-1410), qui remplit plusieurs règnes de ses chroniques. Froissart parcourt la France, la Grande-Bretagne, "travellant2 et chevauchant, quérant de tous costés nouvelles."
Voici les suprêmes recommandations qu'il laisse aux siens " Mes beaux-frères, par l'ordonnance de nature, je sens bien et connois que je ne puis longtemps vivre ; si (aussi) vous recommande et rencharge3 Charles, mon fils ; et en usez ainsi comme bons oncles doivent user de leur neveu, et vous en ac-

1. – Nous dirions dans le même sens : s'atoquait. Les Canadiens ont le mot français accoter. Quels rapports étymologiques existent-ils entre acostoyer, accoster, accoter et atoquer ? Il est vraisemblable que ces mots de structure différente dérivent tous de ad costam, à la côte, le c de accoter et le t de atoquer permutant, faisant une métathèse.
2. – Traveler est un mot que les Anglais nous ont pris, au temps de Guillaume-le-Conquérant, et que nous leur reprenons, au Canada et en Acadie. Il signifie voyager, en Anglais, aussi bien qu'en vieux français et dans le parler acadien.
3. – Le verbe rencharger s'emploie, en Acadie, absolument dans le sens que lui donne ici Froissart. Il signifie recommander tout spécialement. Du latin rem et carrum : mettre un objet sur un char, dans une voiture, pour le transporter plus surement : Je vous rencharge d'avoir soin de mon enfant, de ce paquet, de ce cheval, disent nos gens.




Source : POIRIER, Pascal. Le parler franco-acadien et ses origines, s.n., s.l., 338 p.