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Les mots que nous prenons de l'anglais tout ronds, tels que la graphie nous les donne, arrivent estropiés, grimaçants, tirés par les yeux. Ce sont des monstres, pour la plupart.
Donnez, par exemple, bowling-green à un journaliste parisien, qu'en fera-t-il ? Bowling-green, qu'il prononcera Dieu sait comment. Le Parisien illettré du moyen-âge en a fait boulingrin. En français, le premier est laid comme un péché mortel, le second, beau comme une vertu.
- Allons à la mitaine (meeting) entendre le candidat, dira l'électeur canadien.
- Moi, je n'y vais pas, répondra l'hôte parisien, sur un ton hautain : il n'est pas de mon monde ; il n'appartient pas au high-life (qu'il prononcera higue-life).
Le génie du peuple transforme quelquefois des phrases entières en un seul vocable, bien conformé, bien léché1, présentable, enfin.
De how do you do ? (Comment allez-vous ?), forme anglaise de salutation, l'habitant du bas de Québec a fait didouce et adidouce. La mère canadienne dira à son fils, toujours bien élevé " Fais didouce à Monsieur " ; tout comme une mère acadienne dirait à sa fillette de lui faire le petit pied.
Le malheur pour nous, aujourd'hui, c'est que les vocables anglais entrent en si grande abondance et si vite dans notre idiome, que nous ne prenons plus le temps de les digérer. Ils en bouleversent toute l'économie. Au lieu, comme autrefois, de ne prendre que ceux qui nous manquent, ou qui nuancent notre pensée, nous nous surchargeons de doublets inutiles; nous substituons à un mot français excellent un intrus anglais suintant le barbarisme.
Il arrive même, hélas ! que dans un nombre2 de nos groupes acadiens perdus parmi la population anglaise environnante, la langue française disparaisse tout à fait. Cette triste constatation se fait non seulement chez nos émigrés de la State (Etats-Unis),

1. – Les Canadiens disent licher. Ce mot de provenance germanique est frère consanguin du verbe grec leicjn, dont les botanistes ont fait lichen. Les Anglais ont to lick.
2. – Se dit pour grand nombre.




Source : POIRIER, Pascal. Le parler franco-acadien et ses origines, s.n., s.l., 338 p.